Episode #3 - Démarche appréciative  : quand l’engagement devient un acte de gouvernance

Temps de lecture : 10 min

Au départ, cet épisode devait explorer le lien entre la démarche appréciative et la pensée stratégique. Très vite, un constat s’est imposé : impossible de parler stratégie sans parler engagement. Les décisions les plus ingénieuses restent lettre morte si l’énergie collective manque ; inversement, une équipe très motivée, mais sans cap, s’agite sur place.

La stratégie, rappelait Henry Mintzberg, est un « flux d’actions cohérentes ». Or, cette cohérence se tisse là où les collaborateurs comprennent, veulent et peuvent contribuer. L’engagement n’est donc pas un produit dérivé de la stratégie – c’en est la part vivante. Et c’est précisément en rendant cet engagement tangible que la démarche appréciative déploie toute sa puissance : un cadre rigoureux et vivant, qui fait du dialogue un levier d’énergie et de loyauté.

Un mot, deux pulsations

Dans le langage courant, le mot « engagement » semble tout dire. En réalité, il bat à deux temps qu’il faut apprendre à discerner. Le premier est comportemental : c’est l’élan qui pousse à s’impliquer, à proposer, à dépasser la consigne. Les anglophones parlent ici d’engagement. Le second est moral ou affectif : c’est le choix de rester fidèle, parce qu’on partage les valeurs, l’identité, l’histoire de l’organisation. C’est ce que les Anglo-Saxons nomment commitment.

Ces deux battements ne marchent pas toujours du même pas. On peut vivre une montée d’adrénaline sur un projet enthousiasmant, tout en se dirsant que, sur le long terme, l’organisation n’est peut‑être plus la bonne maison. À l’inverse, on peut ressentir un attachement profond, né de dix, vingt, trente années de vie collective, sans disposer aujourd’hui de l’énergie d’un rookie pour chaque dossier qui passe.

Les ressorts diffèrent : d’un côté, la reconnaissance immédiate, les conditions de travail, la liberté d’action ; de l’autre, le sens, l’identité partagée, la fierté d’appartenance. Pourtant, la stratégie a besoin des deux. Décider de digitaliser un métier, se lancer sur un nouveau marché ou viser la neutralité carbone réclame l’étincelle créative du premier battement et la persévérance du second. Écarter l’un, c’est concevoir un plan sans moteur ; oublier l’autre, c’est pousser un moteur sans boussole.

Quand les chiffres nous invitent à écouter, à dialoguer

Chaque printemps, les observatoires comme Gallup publient leur baromètre : à peine un collaborateur sur cinq se dit « pleinement engagé ». Le chiffre surprend, parfois inquiète, mais il ressemble à la température affichée sur un cadran : il alerte sans dévoiler la mécanique. Pour en saisir la portée, trois nuances méritent un détour, comme autant de petits cailloux glissés dans la chaussure du statisticien  :

· Un même score, des histoires différentes

Derrière une moyenne se cache un éventail de portraits : l’expert passionné mais déjà tourné vers un nouveau défi, la collègue attachée à l’entreprise mais passagèrement épuisée, la jeune recrue débordante d’énergie mais encore en quête de cap. Additionner ces trajectoires donne un indice, jamais un diagnostic.

·  La photo sans le film

Une enquête annuelle ressemble à une carte postale : elle fige un instant, pas le voyage. Entre deux vagues de questions, un manager a changé, un projet a vu le jour, un revers ou une réussite a modifié le climat. Ce que l’on mesure, c’est l’écho d’hier, pas la conversation d’aujourd’hui.

·  Le réflexe du “plus”

Devant le rouge du thermomètre, le réflexe est souvent d’ajouter : une prime, un after‑work, un baby‑foot. Ces gestes ont leur vertu, certes, mais ils effleurent rarement les racines que Deci & Ryan nomment autonomie, compétence et lien. Arroser par le feuillage nourrit à peine le système racinaire.

Prendre la température reste utile : elle attire l’œil sur l’essentiel. Le véritable travail commence quand on repose le thermomètre pour tendre l’oreille : quels moments donnent de l’allant ? Quels gestes freinent l’élan ? Où le récit collectif devient‑il inspirant ou décourageant ? C’est précisément là que la démarche appréciative montre sa force : elle transforme les données en dialogue et le dialogue en moteur stratégique.

De la loupe au levier : la démarche appréciative

Dans les deux premiers volets de cette série, nous avons vu comment la posture appré installait un climat de confiance et une posture managériale fertile. Restait à comprendre comment elle alimente directement la réflexion stratégique et influe directement sur le niveau d’engagement dans ses deux dimensions rappelées plus haut.

À la fin des années 1980, à la Weatherhead School of Management, David Cooperrider propose un pas de côté : et si, au lieu d’ouvrir chaque projet par la liste des problèmes, on commençait par les moments où tout avait vraiment bien fonctionné  ? La question paraît candide ; elle se révèle décapante. Inviter une équipe à raconter ses succès – « Qu’est‑ce qui a déjà marché  ? », « Qu’est‑ce que cela dit de nos forces  ? » – change aussitôt le décor et les perspectives ; ce que nous dénommons chez bymaïa les « architectures de choix et d’actions ».

Mais ce n’est pas qu’une question d’humeur. Sur le plan psychologique, raconter une réussite réactive la perception de compétence, nourrit l’autonomie (puisqu’on se sent auteur d’abord ! acteur ensuite de cette réussite) et resserre le lien social –  les trois carburants que Deci  &  Ryan associent à la motivation durable.

Côté stratégie, la bascule ouvre des fenêtres que le diagnostic des faiblesses laisse fermées : on repère les endroits où l’organisation pulse déjà, les terrains fertiles qu’il suffit d’irriguer davantage plutôt que de labourer les terres arides de plans d’actions issus de nouvelles prescriptions - injonctions. C’est du diagnostic, certes, mais qui devient aussitôt design : on dessine l’avenir avec l’encre des forces existantes.

SOAR : quand la stratégie se branche sur l’engagement

 Dans mon billet LinkedIn de 2018, je racontais ce moment vécu avec mon équipe, à l’époque où j’étais encore DRH. Nous venions de mener un travail rigoureux d’analyse stratégique, appuyé sur la méthode classique du SWOT. Forces, faiblesses, menaces, opportunités : tout avait été scrupuleusement cartographié. Et pourtant… une fois l’exercice terminé, nous étions restés là, curieusement immobiles. Pas d’élan. Pas d’envie. Juste la sensation d’avoir accompli une tâche fastidieuse, sans savoir quoi en faire. Nous avions répondu au WHAT, sans produire le moindre souffle de WHAT FOR.

SWOT… and SO WHAT ?

Ce silence nous a confrontés à une vérité que beaucoup d’organisations expérimentent sans toujours la nommer  : une stratégie qui n’active pas l’engagement – ni comportemental, ni moral – reste un bel exercice d’intellect. Elle n’anime pas. Elle ne fédère pas. Elle ne met pas en mouvement.

Le déclic est venu quand nous avons changé de focale. Plutôt que de nous accrocher aux obstacles ou de ruminer nos fragilités, nous avons osé des questions d’un autre ordre :

« Que voulons‑nous vraiment  ? À quoi souhaitons‑nous contribuer  ? De quoi avons‑nous profondément envie  ? Et pour cela, quels atouts avons‑nous déjà en main  ? »

Cette bascule – du diagnostic à la projection – a donné naissance à notre premier atelier SOAR : Strengths, Opportunities, Aspirations, Results. Tirés par une aspiration partagée, rassurés par la conscience de nos forces, encouragés par les opportunités identifiées ensemble, nous nous sommes enfin mis en mouvement. Là, nous avons senti que l’engagement – ce mélange d’énergie et de loyauté décrit plus haut – pouvait devenir moteur stratégique.

Mais le SOAR ne fait pas que redonner de l’élan. Il branche la stratégie sur l’écosystème vivant de l’organisation : ses ressources humaines, ses partenaires, ses réseaux, son environnement immédiat. Il mobilise les parties prenantes de manière profondément collaborative. Il réoriente la discussion sur la valeur que chacun souhaite créer, et remet en équilibre le temps, l’énergie et les contraintes.

Autrement dit, il ne s’agit plus seulement de penser pour l’organisation, mais avec elle – en engageant les personnes non pas dans un plan, mais au service d’une aspiration commune. Ce glissement, à la fois méthodologique et culturel, éclaire avec force l’idée centrale de cet article : l’engagement n’est pas un sous-produit de la stratégie, il en est le ferment. Le SOAR, outil de la démarche appréciative, nous aide à le reconnaître et à le cultiver.

Quand l’engagement devient clairvoyance stratégique

 Le lien entre engagement et stratégie reste parfois abstrait jusqu’au jour où il se vit. Lorsqu’une équipe se sent reliée à une aspiration commune, que chacun voit comment ses forces peuvent y contribuer, alors les décisions stratégiques cessent d’être des instructions à appliquer : elles deviennent des évidences à faire vivre. Voici trois scènes anonymisées, inspirées d’expériences loin d’être des fictions, qui illustrent ce passage de la stratégie écrite à la stratégie incarnée.

Logistique : la haute saison sans surchauffe

Un entrepôt, un mois d’octobre, un pic de charge attendu. La tentation, classique, aurait été de proposer une prime pour « tenir le choc ». Mais une autre piste est explorée : un atelier appréciatif, en amont, pour repérer ce que l’équipe savait déjà bien faire. Trois récits ont émergé : une entraide spontanée sur une panne informatique, un taux d’erreur historiquement bas sur une période similaire, un tutorat informel entre anciens et nouveaux. Ces « fiers moments » sont devenus le socle d’une réorganisation légère, sans budget supplémentaire. Six mois plus tard, les indicateurs parlaient d’eux-mêmes : baisse significative de la rotation du personnel, stabilité de la performance, et surtout, une équipe qui s’était reconnue dans l’histoire qu’elle avait racontée.

Tech en hypercroissance : lever des fonds sans perdre son âme

Dans une start-up en pleine levée de fonds, l’excitation du passage à l’échelle se mêlait à une angoisse sourde : allions-nous devenir une autre entreprise ? Un atelier SOAR a permis de poser les forces clés (agilité, culture de l’apprentissage), d’identifier les opportunités de marché, mais surtout de verbaliser une aspiration partagée : « rester une équipe apprenante, même en grandissant ». La direction a instauré un « demo‑day » mensuel, ouvert à tous, comme un rituel de transmission et de célébration. Le résultat ne se mesure pas qu’en capital levé : il se voit dans la clarté des choix, l’alignement des nouveaux arrivants et la cohérence d’un projet qui n’a pas trahi ses promesses.

 Industrie centenaire : intégrer l’IA sans fracturer l’identité

Dans une entreprise marquée par une forte tradition artisanale et industrielle, le mot « intelligence artificielle » générait plus de méfiance que d’enthousiasme. Le comité stratégique, lucide, a souhaité prendre le temps. Un SOAR a permis de faire émerger une aspiration qui faisait sens pour tous : « mettre l’IA au service de l’intelligence humaine ». Ce n’était pas qu’un slogan : un programme de formation croisée a été lancé entre opérateurs et data scientists, et un label interne — Augmented by People — a été créé pour symboliser cette alliance. L’innovation s’est ancrée sans fracture, et l’engagement affectif a été respecté. Une stratégie d’intégration, oui, mais à visage humain.

Ces situations sont des reconstitutions anonymisées, inspirées d’expériences courantes. Elles illustrent des leviers d’engagement et de stratégie sans divulguer de données confidentielles ni revendiquer des résultats obtenus spécifiquement par bymaïa.

Conclusion – Quand la stratégie commence à battre

Henry Mintzberg disait que la stratégie est autant ce qu’on prévoit… que ce qu’on fait. Avec la démarche appréciative et le SOAR, elle devient aussi ce que l’on raconte, ensemble, pour mieux agir.

En distinguant l’énergie du quotidien et l’engagement affectif, on évite les faux diagnostics. En réorientant le regard vers les forces et les aspirations, on redonne envie de contribuer. En installant un rythme, on permet au souffle collectif de durer.

Car au fond, une organisation se résume à deux grandes questions :

Où voulons‑nous aller  ? Et avec quelle énergie collective  ?

Prochainement dans "dialogues bymaïa" - accoucheurs de nouveaux possibles : faire vibrer les organisations par les dialogues - consacrée à la Démarche Appréciative, nous parlerons de recrutement appréciatif

Nous vous donnons rendez-vous dès le mois de juin pour le quatrième et dernier épisode de la série.

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Episode #2 - Le leadership appréciatif