Petit traité de déconstruction des récits inspirants à l’usage des dialogues inspirés #1

« Nous sommes tous les victimes d’une histoire mal racontée »

En résumé :

Le retour au premier plan des appels à la mise en récit comme levier de réussite des transformations place d’emblée le récit inspirant comme une quête aux vertus magiques. En tant que praticiens attentifs aux histoires qui circulent dans les organisations, nous mettons plutôt en avant l’importance des dialogues inspirés, reflets des expériences de vie, comme vecteurs d’élaboration de récits collectifs qui relient et développent de nouvelles architectures de choix. Pour dépasser l’opposition récits inspirants et récits inspirés, nous entrouvrons la porte vers l’approche dialogique qui nous invite à revisiter les processus de mise en récits comme des processus vivants de changement. Ce qui nous demande de modifier nos approches d’accompagnement à plusieurs niveaux : posture, plan de vol et posé de caméra.

A la recherche du grand récit inspirant ?

L’idée de mise en récit fait un retour fracassant dans la société, la sphère médiatique et, plus surprenant peut-être, dans le monde du travail et de l’entreprise, toujours en quête de réinvention.

Au-delà du récit, la dimension narrative redevient elle-aussi omniprésente. Par exemple, les médias utilisent de plus en plus le terme « narratif » pour commenter les campagnes des candidats aux présidentielles américaines ou la guerre en Ukraine. L’on parle du « narratif » de la Maison Blanche ou du Kremlin. Ce glissement n’est pas si anodin car la place du narrateur est alors ensevelie sous une histoire dominante : le « narratif », c’est-à-dire les prises de paroles des institutions ou superstructures de pouvoir. Autrement dit le « narratif » est associé au côté obscur du discours et non à celui de la lumière.

La mise en récit touche aussi les organisations et les entreprises que nous accompagnons. Elle séduit car elle apporterait un moyen performatif pour renouer avec le sens et l’engagement des personnes tout en nourrissant le discours managérial qui pilote les processus de changements organisationnels. Une véritable aubaine !

Nous posons ici quelques éléments de réflexion sur la façon dont nous voyons la notion d’histoires, de récits, de dialogues et en quoi porter un regard sensible et contemporain peut contribuer à une forme de libération des structures organisationnelles et humaines tout en contribuant à leur mise en mouvement.

Nous ouvrons un dialogue autour de cette tendance forte de recourir à la mise en récit. Loin de nous pourtant l’idée de discréditer les intentions particulièrement fortes, vivaces et nécessaires qui voient dans la mise en récit une possibilité de répondre aux enjeux de l’habitabilité du monde.

Pourquoi un tel engouement ?

Nous évoquions le contexte des relations internationales qui ravivent des moments sombres de notre histoire. Nous pouvons aussi parler de l’épuisement de termes pourtant forts mais qui sont mis en défaut par les personnes chez qui le récit inspirant ne prend pas.

Il nous vient en tête « l’urgence climatique », « l’effondrement », « la collapsologie ». Pour autant, les enjeux sociétaux demeurent et les leviers de transformation restent insaisissables.

La mise en récit est par conséquent présentée et souvent perçue comme un phénomène magique qui produirait ce que tout le monde chercherait : du sens ET une mise en action, autour d’une belle histoire qui emmènerait, engagerait, ré-enchanterait, proposerait une issue salvatrice à ses lecteurs, ses auditeurs et collaborateurs d’entreprise.

Alors forcément la promesse est tentante. Nos structures sociales l’ont bien comprise et s’intéressent de près aux effets à « forte valeur ajoutée » de la mise en récit.  

Mettre en récit mais pour quelles finalités ?

Si nous partons de sa définition la plus courante, la mise en récit est une « méthode de communication qui consiste à substituer à la simple présentation d’informations ou à des analyses d’idées, des récits à caractère exemplaire. »

Nous rappelons que le récit est aussi une structure narrative particulière (Greimas) que nous connaissons depuis longtemps dans laquelle, schématiquement, un personnage touché par un élément déclencheur passe d’un état A (protagoniste) à un état B (héros) après s’être mis en quête d’un objet au cours de laquelle il aura traversé et surmonté des épreuves avec l’aide d’adjuvants et contre les forces contradictoires d’opposants. Ce modèle est profondément enraciné dans nos cultures occidentales.

Se pose alors la question de la finalité d’un processus de mise en récit : s’agit-il de produire des récits pour faire agir des acteurs à partir d’un scénario écrit par d’autres, (pour reprendre la formule célèbre de Pierre Blanc-Sahnoun, fameux chasseur de dragons narratifs), et d’en assurer la promotion zélée et performative ? Ou alors, s’agit-il de faire émerger des récits inspirés, c’est-à-dire qui sont produits par les personnes elles-mêmes sur la base de leurs expériences de vie au sein et/ou en dehors des organisations ?

A ce stade de la réflexion, il y aurait donc :

  • des récits inspirants écrits par d’autres avec la ferme intention de m’influencer dans mes choix de vie et d’action - une belle histoire -

  • et des récits inspirés qui raconteraient des histoires de vie singulières et susceptibles de me mouvoir et m’émouvoir à mon tour - une histoire qui compte - et me relieraient à d’autres personnes via leurs propres expériences de vie. Ce serait ce tissage inédit qui créerait à son tour du sens pour moi et ouvrirait de ce fait de nouvelles perspectives de choix et d’actions individuelles et collectives.

Histoiriser et ré-auteuriser nos expériences de vie

Et s’il s’agissait de faire émerger des récits inspirés reliés les uns aux autres plutôt que de faire la promotion d’un récit inspirant que l’on imagine pétri de vertus mobilisatrices ?

Plutôt que d’inventer un récit inspirant, qui s’imposerait à tous, nous vous proposons de dialoguer entre récits inspirés qui sont ceux écrits partout et par tous au fil de nos parcours de vie. Ils ont ceci de particulièrement précieux qu’ils agrègent entre eux des expériences de vie dans lesquelles chaque personne a été auteur de sa vie et trouve une voie singulière pour continuer à l’être.

Autrement dit, l’association récits inspirés ET inspirants témoigne d’un alignement à partir de mon identité préférée - qui raconte ce que je suis et ai envie d’être - plutôt qu’à partir d’une identité projetée - ce que l’on me dit de ce que je devrais être - et dont on me raconte que je dois faire mienne cette identité projetée.

Ce que nous écrivons ici, d’autres le disent mieux que nous. Ce que nous pouvons faire en complément, c’est témoigner des effets réels de ce processus de re-authoring (M. White et D. Epston) auprès des communautés de travail que nous accompagnons. Et nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à pouvoir en témoigner. Nombreux sont nos consoeurs et confrères au sein de la communauté narrative francophone et de la communauté appréciative, qui partagent cette vision des histoires et des récits qui façonnent notre monde.

Que diraient ces témoignages ? Probablement se rejoindraient-ils pour évoquer comme nous les vertus d’un récit inspiré : ouvrir de nouveaux espaces relationnels, déployer de nouvelles architectures de choix, faciliter les prises de position et, de cet endroit-là, redonner des marges de manœuvre aux personnes vers un agir durable et soutenable. Autant d’antidotes aux risques psychosociaux, à l’angoisse de l’engagement, à la fragilité potentielle d’une cohésion d’apparence sans cohérence dans l’action.

Ce qui nous semble intéressant ici est que l’on retrouve l’espoir d’une trame narrative autre que la mise en récit sur des thèmes imposés comme ceux du chaos ou de l’effondrement en matière de transition écologique par exemple ou d’innovation du côté des entreprises.

 

L’unicité dans la diversité / la résonnance crée la reliance

Proposées par David Denborough, ces deux principes renvoient à l’idée que nos singularités sont des composantes d’un récit collectif plus large. C’est parce que chacun.e se reconnaît dans un récit collectif et qu’il y trouve un espace de co-écriture dont il est auteur lui aussi (conversations narratives), que l’effet d’authenticité prend forme ou se manifeste (récit inspiré) et que le récit collectif s’éloigne d’une norme qui s’imposerait à tous en écho au récit inspirant dont la visée est de nous faire converger dans une même direction. Ainsi le récit devient un récit vivant. 

Autrement dit, un récit collectif tel que nous l’envisageons raconte la vie et non la norme, se détache de la belle histoire pour relier les expériences de vie des personnes - qui sont la plupart du temps de belles histoires ! 

Pour accéder à cet espace libre, vivant et créatif, il convient donc d’imaginer des architectures de dialogues, où se déplient des conversations originales en lien avec les expériences de vie des personnes.

A cet endroit, il devient possible de collecter les récits individuels vus comme autant de versions possibles d’un récit collectif émergent, de travailler sur les liens de la communauté de travail, là où les histoires individuelles s’entremêlent et révèlent les traces singulières d’un récit collectif.

La trame narrative apparaît au fil des échanges en fonction des conversations qui relient les personnes autour d’un thème partagé (l’aménagement du territoire par exemple ou encore les trajectoires de changement d’une entreprise), puis développe progressivement un espace métaphorique inspiré ET inspirant.

Ce processus part non pas d’un grand récit mais de l’enchevêtrement collectif d’histoires à la fois singulières et universelles à l’échelle de la communauté ou du groupe qui les partage sur le moment.

 

Le dialogue comme alternative au récit

De notre point de vue, les processus de mise en récit (ce qui est souhaité/souhaitable et raconté de manière exemplaire à visée performative) devraient plutôt prendre leurs sources dans les récits individuels (expériences singulières de vie) et le tissage de liens entre les membres d’une communauté (temps forts et dialogues) regroupée autour d’un thème (l’aménagement du territoire, l’engagement, la coopération, le changement, la vision, l’innovation) et mobilisant un vocabulaire spécifique (mise en mots) dans un contexte relationnel donné (dialogue).

C’est ce vers quoi les pratiques dialogiques nous encouragent à aller et c’est aussi ce que nous soutenons, à savoir changer de regard sur le posé de caméra comme point de départ des récits et laisser aux processus de dialogues la possibilité de faire émerger d’autres trames narratives.

En nous appuyant sur notre expérience et nos pratiques d’accompagnement dialogique, nous développons des convictions sur l’histoirisation de projet collectif vivant :

  1. Révéler l’identité préférée et les forces d’un territoire, d’une équipe, d’une communauté de travail

  2. Toucher les personnes en suscitant l’émotion à partir d’histoires racontant les expériences de vie des personnes

  3. Épaissir les résonnances entre les histoires pour créer un phénomène de reliance (D. Denborough) à une communauté plus large

  4. Accepter l’idée d’être porté par un projet vivant qui génère d’autres versions d’une réalité partagée et donc d’accepter l’idée d’arriver quelque part où on ne s’attend pas à aller

  5. Identifier un vocabulaire singulier qui rend possible une mise en mots qui participe de fait à la construction d’une histoire préférée. Si mon histoire préférée est inédite, elle est racontée à partir de mots que je choisis et qui se détachent des mots valises ou d’une novlangue managériale (A. Vandevelde-Rougale)

  6. Faire émerger, accompagner l’identification et le choix d’une métaphore collective qui stimule et enrichit les imaginaires, l’autonomie relationnelle (J. Betbèze) des protagonistes et permet à chacun de se sentir co-auteur du projet vivant en lien avec l’objet raconté (territoire, équipe, organisation, projet, etc.). Une histoire qui permet d’accéder au principe d’unicité dans la diversité (D. Denborough)

  7. Animer un dispositif de pilotage projet capable d’intégrer les effets du processus : appréhender les différences de temporalité dans la mise en œuvre du processus, co-construire les modalités de travail au fil des conversations, bâtir des espaces de dialogues, s’appuyer sur les compétences et ressources disponibles, posture engagée, décentrée, influente et participante, etc.

 

Prochaines escales

Cela nous invite donc à revisiter la mise en récit comme un processus vivant de changement dans lequel trois cycles d’intensité et de temporalité différentes s’entremêlent : l’émergence d’une métaphore collective, l’histoirisation d’un projet vivant, la générativité de nouvelles architectures de choix et d’action.

Nous allons dans nos prochaines newsletters reprendre point par point les différentes caractéristiques de l’approche dialogique en matière d’accompagnement des changements. Nous détaillerons davantage comment le dialogue peut proposer une alternative narrative aux processus de mise en récit.

Notre intention est double. Il s’agit à la fois de déplier ces idées particulièrement enthousiasmantes et surtout de vous partager des histoires possibles autour de leur déclinaison concrète auprès d’entreprises, d’organisations et de communautés de travail bien réelles à partir de témoignages et des retours d’expériences que nous avons acquis et collectés.

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